Dans les astres, la Touchétie.

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Sur la route, je passe devant le monastère d’Alaverdi. La cathédrale est le symbole du dernier rempart de la chrétienté à l’est avant de parcourir des terres d’islam. La flèche étirée crève le ciel et rappelle la forme des montagnes dans le fond de la vallée kakhétienne. Jean-Jacques, qui m’a pris en stop, est un agronome français installé dans les renfoncements du Caucase dans le village d’Arghokhi. Il m’explique qu’il cultive des céréales anciennes afin de faire de la farine puis du pain en instaurant une démarche biodynamique à son travail. Je suis bluffé. Cette route, jonchée de grenadiers, est idyllique, noyée dans un écrin luxuriant loin de l’agitation du monde. Un doux goût de paradis dans lequel mon chauffeur a trouvé son Eden. Je descends du véhicule au croisement de quatre routes me retrouvant à Kvemo Alvani.

Dans un virage de la rivière Alazani, dans l’ombre du grand Caucase, le village de Zemo Alvani acte l’une des dernières étapes avant d’entreprendre la route redoutée vers les montagnes de Touchétie. Boire du bon vin avant de partir, sans savoir si on va revenir est une des meilleures activités qu’il reste à faire. En écrivant cela, je pèse mes mots. La route de la Touchétie est renommée pour être l’une des plus dangereuses du monde.

Je m’arrête chez Shota, rencontré par hasard quelques mois avant sur la route d’Imérétie lorsqu’il m’a pris en stop. Le jeune vigneron à la barbe noire fournie laisse transparaître un grand sourire amical. Comme une majorité de ses condisciples, il témoigne d’une hospitalité chaleureuse, inhérente aux Géorgiens. J’ai de la chance, il est chez lui et me propose de déguster ses nouveaux chefs-d’œuvre, deux vins issus des raisins endémiques Mtsvane et Rkatsiteli élevés en amphores dans son jardin.

Les Géorgiens sont fiers de leur culture vigneronne et je pense que c’est une des raisons qui les rassemble si bien avec les Français. Selon les dernières études archéologiques, c’est dans cette partie du Caucase qu’on aurait pour la première fois élaboré la divine boisson, et ce, il y a plus de huit mille an. Des jarres retrouvées avec des pépins de culture en témoignent. Aujourd’hui, une génération de nouveaux vignerons ressort de terre les amphores du passé qu’ils utilisent, comme leurs ancêtres, pour laisser macérer les raisins et les jus menant à la fermentation de vins incroyables.

 

Nous sommes dans les dernières semaines de septembre. La nature généreuse s’exprime magnifiquement avec des fruits à foison. Les figues mûres entraînent les branches par leur poids, les actinidias offrent des kiwis splendides et les pommes sont deux fois plus grosses que ma bouche. Les poires juteuses viennent compléter le panier et confirmer la réputation de terre nourricière colportée depuis cette région du monde.

C’est la fin de journée, Shota invite sa cousine Nino qui se repose dans la maison voisine. Elle revient tout juste de Touchétie où elle a passé un mois. Notre hôte présage qu’en buvant l’estomac vide, le vin aura vite notre peau, c’est pourquoi il s’éclipse furtivement préparer quelque chose. Pendant ce laps de temps, Nino me raconte que la route menant aux sommets sera bientôt fermée, les pluies sont attendues obligeant les bergers à redescendre avec leurs bêtes dans la vallée. La transhumance a déjà commencé et tout le monde quitte les villages. En hiver, la vie en Touchétie est délétère. Coupés du monde les ermites ne reverront aucune âme avant la fin du printemps prochain. Cette rudesse subie occasionne donc un départ en masse des Montagnards qui ne verra qu’une poignée d’entre eux se plonger dans une longue hibernation.

Shota arrive avec une omelette titanesque délicieuse. Nous levons nos verres aux hommes de la montagne et aux retrouvailles, “gaumarjos”. Le vin orange charnu, aux arômes intenses de mirabelle et pèche de vigne titre au-dessus de quinze degrés, la nourriture est providentielle et vient annihiler un début d’ivresse. Il me raconte que son grand-père habitait les montagnes et est venu s’établir au village pour travailler la terre sous Staline avant d’être déporté en Sibérie puis de revenir. Après l’URSS, les kolkhozes ont été divisés en propriétés individuelles et sa famille a gardé cette maison. Comme la majorité des clans, les touches se sont principalement établis dans les villages bordant l’Alazani.

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Le temps s’envole, comme souvent en Géorgie, les heures s’égrainent avec insouciance. Je remercie sincèrement Shota pour son accueil spontané. Il est temps pour moi de préparer mon départ, demain depuis Kvemo Alvani. Depuis ce village, je trouverai un chauffeur prêt à partir pour Omalo, situé dans les astres touches.

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Le lendemain matin, c’est sans mal de crâne que je prends la route et trouve rapidement un chauffeur affrété pour les hauteurs caucasiennes. La seule prise de tête sont les bouchons générés par le bétail de retour des alpages. Les routes sont inondées d’ovidés. Avec un équipage de quatre personnes, nous nous enfonçons dans les confins de la vallée pour déboucher sur la route de montagne sinueuse, seul axe emprunté pour rejoindre le col d’Abano à 2826 mètres. À bord, je suis avec trois Polonais et notre chauffeur originaire d’Omalo, habitué à prendre ce tronçon.

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Très vite, les premiers stigmates du danger de la route se manifestent. Quatre garçons figurent au panthéon funeste des centaines de disparus sur les pentes vertigineuses qui nous emmènent. Leurs visages de martyrs dessinés dans le marbre nous reviennent de plein front. De l’inattention, un éboulement ou de l’imprudence, il en faudra peu pour chuter et dévaler le ravin. Notre chauffeur n’est pas un fou de la pédale et maîtrise son engin ce qui augmente incontestablement nos chances de ne pas être immortalisés avec une stèle sur le bas-côté. Même pour des offrandes éternelles de Natakhtari – la bière locale – je ne voudrais donner ma vie.

Au gré de notre ascension, la route s’avère délicate. Nous croisons des déferlements de moutons blancs accompagnés de molosses, le tout ponctué par les cris haletants de bergers. Quelques véhicules arrivent à contre-sens et obligent à des manœuvres habiles. Il n’y a pas de place pour deux voitures. Pour l’une, il faudra trouver une alcôve où se blottir, pour l’autre, il faudra longer le gouffre. Lorsqu’un camion passe, ce sont des centaines de cailloux qui glissent plus bas. Mon voisin polonais ferme les yeux depuis un bon moment. Tendu et recroquevillé sur lui-même, je sens bien qu’il espère sortir rapidement de cet axe périlleux.

 

 

Il faut rouler cinq heures avant d’atteindre le village historique d’Omalo. Au franchissement du col d’Abano, tout au long de la route serpentée, le paysage est scénique et s’engouffre sur les monts flirtant avec la voûte céleste. Une atmosphère mystique cadre des panoramas de nature sauvage millénaire. Les ombres des citadelles ont épousé les courbes déchirées des montagnes, tout tient dans un équilibre précaire empilé de rocs.

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Omalo, village au bout du monde, cerné de cimes, et pourtant le point départ pour un voyage dans les tréfonds des cités oubliées au fil des âges. Des noms résonnent dans l’écho caucasien, Dartlo, Chesho, Parsma, Bochorma, renvoyant à de pittoresques hameaux égarés dans la vastitude des plaines.

Je reste chez Gogia, dans sa pension Omalo 2000. Âgé, mais affairé, il termine quelques travaux avant de tout fermer pour les sept mois à venir. Il m’accueille à reculons, car la saison est finie et la clé déjà sur la porte prête en un tour à verrouiller la cahute. Loin de tout, le réseau électrique n’en est pas moins performant. La télévision fonctionne et transmet les informations nationales. Le Wifi fonctionne aussi plutôt bien, malgré cet air de planète mars, la technologie s’est frayée un chemin. Nous mangeons tous les deux, l’espace d’un soir, je deviens Tamada, je sers le vin et porte des toasts, ensemble, séparé par un fossé générationnel nous écumerons bien deux litres comme de vieux amis.

Gogia est né dans cette modeste maison au long balcon de bois sur les hauteurs du village. Âgé de soixante-quinze ans, il passe quatre mois au village pour louer les chambres aux voyageurs. Le reste de l’année, il vit en bas de la montagne avec son épouse qui s’occupe de leur jardin. Pour lui, c’est un moyen de retrouver ses racines et de prendre soin de la demeure familiale qui se retrouvera entourée par les neiges tout l’hiver.

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Le lendemain, toujours les idées claires, Gogia me briefe de nouveau sur l’itinéraire de marche vers Dartlo jusqu’à la passe de Nakaicho pour faire une boucle par Jvarboseli et revenir à Omalo. Dans trois jours, nous repartirons pour son village de Lalisquri dans le canton de Akhmeta. Vêtu de mon legging, je me fais reprendre par Gogia qui trouve ma tenue inappropriée.

“Il y a des gens qui vivent ici, tu comptes te balader comme une ballerine” me balance t’-il honteux. Je sais que les coutumes sont importantes et que certains comportements sont à éviter, comme la nudité, mais je ne pense pas entraver les mœurs avec mon kipsta. Le septuagénaire finira par céder et me laisser partir en tenue moulante mais confortable pour une marche de plusieurs heures.

 

C’est sous un halo de lumière, de l’autre côté de la rivière vivace qu’apparaissent les tours de Dartlo, comme dressées face à une hypothétique menace elles s’encrent, stoïques dans le sol, toisant les étrangers. Le paysage est entièrement minéral, les demeures sont bâties dans un schiste ardoisier épais, comme si la montagne expulsait le village endémique de son antre. Au loin, aucun signe de vie, tout est calme. Je traverse le pont et me rends sur l’unique terrasse avec vue.

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Très vite, ma pause envisagée de vingt minutes se transforme en un banquet de deux heures ponctué par des toasts de toute une famille qui m’a pris à sa table. Sans rien demander, le repas est servi et les questions sur mon statut marital, mon origine et la raison de ma venue sont abordées. Un garçon français célibataire qui marche tout seul tel le prophète les amuse beaucoup. Les toasts deviennent légions et le vin, la vodka de fruit, la bière artisanale, le tout accompagné de fondue manquent de me crucifier à table pour l’éternité. En portant un ultime toast à toute la famille et à cette terre promise, je parviens à faire comprendre qu’il est temps pour moi de poursuivre ma route. Je file à la française. Un peu chaud et assommé par ce déjeuner gargantuesque, je sors du patelin hagard.

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Les promeneurs sont rares et le seul gardien des hauts plateaux est le fidèle berger du Caucase. Le cerbère veille sur chaque hectare du territoire protégeant farouchement les moutons du tout-venant. Plus efficace qu’une tour sentinelle, il charge à vue après avoir signalé sa présence par un aboiement alarmant. Une fois dans son collimateur, vous n’avez que peu de chance de ne pas être pris en chasse. Plus il se rapproche, déterminé à vous dérouter, plus vous cherchez un moyen de vous dérober. Gardez toujours un peu de pain sur vous, la mie pourra vous sauver la mise en assénant des quignons sur la route du cabot. Il se délectera de l’offrande salvatrice et fraternisera possiblement avec vous. Dans le cas contraire, un mouvement vif de la main, avec un caillou aura peut-être raison de son courage et le repoussera. Si rien ne fait, vous être embarqué dans une sale galère qui vous laissera des sueurs froides à chaque face-à-face canin.

Proche de son maître, le chien peut rester décontracter. Les bergers sont plutôt aimables, habitués au calme et à l’isolement, ils se réjouissent de pouvoir échanger quelques paroles avec le voyageur. Avec son bâton, il indique le chemin. “Et oui gamin, le chemin, c’est par là, attention aux chiens”… Merci Monsieur, je retiens la mise en garde et serre les dents jusqu’au prochain toutou.

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Souvent enclin aux nouvelles rencontres, je me laisse interpeller par un autre berger. Vassili a installé sa bicoque près du torrent. Il m’alpague et la conversation débute en russe. Détendu, il fait bouillir de l’eau pendant que ses brebis errent à proximité. Il s’étonne à peine de me voir débarquer, comme s’il m’attendait. Avec son allure de starets, l’homme ne tarde pas à se renseigner sur mon taux d’hydratation. “T’as pas soif toi le Français?” me lance l’intéressé. Je m’étonnais presque que la question n’ait pas été posée avant. Me voilà dans une situation cuisante, mais pour le moment, je laisse couler.

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Vassili passe le plus clair de son temps dans ses montagnes, seul, avec ses moutons. Sa peau est tannée, tirée par le soleil. Ses yeux sont gris, vitreux, ce qui est probablement dû à la lumière agressive en altitude. L’alcool douteux qu’il s’apprête à me servir en est peut-être aussi simplement la cause. Les deux raisons combinées sûrement. Pendant que le filet de vodka coule au goutte-à-goutte dans un fond de canette aluminium, je me demande quel âge peut avoir Vassili. Est-il un surhomme de la montagne, un recordman de longévité canonique oublié par ses pairs ? Ou, est-il plus jeune que son visage ridé et sa mine ahurie ne le laisse penser? Honnêtement, je n’ai aucune idée de son âge, le Montagnard brouille les pistes avec sa barbe hirsute poivre-sel.

Enfin, les deux culs de canettes sont remplis. Je plisse les lèvres en espérant ne pas mourir dans ce capharnaüm. Le lieu de vie de mon hôte est totalement anarchique, c’est la promiscuité dans toute sa splendeur. Des rats tambourinent même derrière les malles. “C’est rien, ce ne sont que des bestioles craintives, allez Na Zdarovie” s’exclame le berger. Pas le choix, j’avale le samogon et curieusement, je pensais que ça serait pire. Aussitôt, il m’en ressert un deuxième. Là, je pense davantage à la promesse de la cuite si je m’attarde trop chez lui.

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La nuit ne va plus tarder et Vassili est trop heureux d’héberger un Français. Après une ultime rasade, pour me soustraire à son hospitalité, je porte un toast à tous les héros du Caucase, les bergers intrépides. Le Caucasien m’explique qu’il élève les chèvres en montagne pendant plusieurs mois, avec l’argent des ventes sur le lait ou le fromage. Ensuite, il regagne Batoumi au bord de la mer pour retrouver sa famille. Avant de partir, il m’offre un paquet de cigarettes Pirveli rouge, l’offre est touchante, mais c’est un réel crève poumon que je décline aimablement. Je poursuis la route, cinq-cents mètres plus loin se trouve le village de Chesho.

 

 

Le souvenir de Vassili n’est pas loin, mais il est remplacé par la rencontre de Eka qui habite à l’entrée du village. Un pont de fortune permet d’enjamber le ruisseau tonique pour rejoindre son jardin. Elle me propose de poser ma tente dans un coin de son jardin pour éviter que les vaches ne viennent me réveiller. Je dîne sur le patio de chez Eka pendant que le soleil, disparaissant derrière les montagnes, laisse tomber une nuit d’encre sur le Caucase. La grand-mère tranquille m’explique qu’elle vit seule ici, elle s’apprête également à quitter le village et rejoindre sa famille à Alvani. Ses petits-enfants venaient autrefois à Chesho, aujourd’hui, ils ne reviennent que rarement en Géorgie, ils vivent aux Etats-Unis.

Je me réveille tôt pour franchir le col de Nakaicho dans la matinée. Je prends un petit-déjeuner rapide et remercie Eka. Le village de Chesho est petit et composite. Seule une ancienne tour de garde semble, branlante, veiller sur les rares Géorgiens encore présents à cette période. Depuis cette hauteur, la vue plongeante sur le lit zigzaguant de la rivière termine de sublimer le site.

 

Consécutivement à un peu plus d’une heure de marche en filant par la rivière, j’arrive au village de Parsma, totalement délaissé de ses habitants. Une odeur forte de fumée arrive des hauteurs. À quelques kilomètres, la forêt a pris feu la veille nécessitant l’intervention d’un avion bombardier. La voie mène jusqu’à Chatili, cité historique à trois jours de marche. N’ayant pas ce temps à disposition, je traverse le pont suspendu en prenant garde de ne pas passer à travers les bûches décomposées. Une fois sur l’autre berge, je suis le sentier pour prendre de l’attitude.

 

 

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Il me comptera plus de trois heures de marche pour gravir la pente ascendante menant au col culminant à 2903 mètres. Sur mon chemin embelli par des vues vertigineuses s’invitent des cascades dévalant la roche et des prairies encore fleuries. J’accède au sommet sans rencontrer personne. Le calme et la sérénité des montagnes m’offrent un profond moment de quiétude. En peu de temps, j’entame la descente sur l’autre versant. En moins de deux heures, je gagne Jvarboseli et l’axe routier qui me mènera au crépuscule à Omalo.

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Sur mon chemin, peu de rencontres. Les villages sont déserts, tout le monde est parti en prévision de l’inaccessibilité prochaine de la route d’Abano. Les voitures ne sont pas légion et il me faudra marcher cinq heures pour retrouver la pension de Gogia. Entre temps, je croiserai de rares cow-boys et leurs montures ainsi que des chevaux affranchis par l’homme.

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Seul et libre sur ma route, je ressens un sentiment ambivalent de pureté et de respect mêlé à de la crainte envers ces montagnes reculées qui peuvent se montrer impitoyables pour les infortunés. Une nouvelle stèle témoigne de ces vies fauchées dans les vallées, alors qu’elles sont désertées en cette saison. Certains visages figés nous rappellent qu’ils seront parmi les seuls à rester un hiver de plus prisonniers du Caucase.

Toutes les photos publiées sont de l’auteur et leur utilisation est strictement personnelle. Copyright for the pictures that all belong only too me. Adrien Clémenceau
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2 thoughts on “Dans les astres, la Touchétie.

  1. Très bel article et magnifiques photos. Je ne soupçonnais pas l’existence de ces randonnées et villages isolés ! On reconnait bien ta “patte-jeux de mots” ;-), bravo !

    1. Coucou Clémence, merci beaucoup, je suis super content de te lire 🙂 merci pour ce commentaire sympa. A très vite, je suis revenu de mon exile dans le Caucase ! Hasta luego.

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