La soupra, à la table du Tamada

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Ne buvez surtout pas entre les toasts, vous risqueriez de vous compromettre mais surtout vous entraveriez la parole du Tamada. Ce chef de table respecté jusque dans le tréfonds du Caucase vous intimera l’ordre solennel de porter le doux breuvage à vos lèvres. Avant de vous voir accorder ce privilège, il vous faudra écouter cérémoniellement la tirade dithyrambique déclamée en l’honneur d’êtres extraordinaires et de légendes fabuleuses.

La table, accueillant les amis de toujours et les nouveaux visiteurs de passage, s’illustre par son opulence. C’est l’art de la soupra, le banquet géorgien. Sur les nappes sont déposés avec soin tous les délices que la terre mère a pu généreusement offrir au peuple caucasien. La cuisine du pays, abondante et savoureuse n’a pas d’égale. Le pain en forme de pirogue que l’on nomme “puri” est moelleux, doré et croustillant. Le sulguni, fromage de vache, salé est sec mais plein de goût. Le khatchapuri, galette au fromage, qui chaude, fondera délicatement en bouche. S’il vous reste de la place, le “mtsvadi”, grillade de porc, finira de combler votre appétit. Toutes les salades, tomates, cornichons, jonjoli – câpres marinés, oignons amèneront une note verte non négligeable à votre festin. Il n’y a pas de service à l’assiette, tout est sur la table et n’attend plus que votre coup de fourchette.

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Je n’oublierai pas le vin, contenu ici dans de grands pichets. Il vient souvent de la cave de votre hôte, où sinon, de chez le voisin. Dans les villages, impossible d’acheter du vin à la bouteille. Cela ne ferait pas bon commerce puisque, absolument tout le monde conserve religieusement des centaines de litres de vin issus des dernières vendanges. Cette réserve servira à tous les soupras de l’année, et ils seront légion. Une fois le verre terminé, il est impérative de surenchérir sur un nouveau et d’attendre la parole sage du Tamada. Si celui-ci vous dit “Alaverdi”, alors c’est à votre tour de porter le plus beau message que vous pouvez communiquer à l’assemblée. Sur un geste approbateur, les Géorgiens acquiesceront de la tête et s’emporteront d’un “Gaumarjos” – Gloire à vous – et trinqueront allègrement. Les toasts les plus importants, portant sur les ancêtres par exemple, devront être descendus, sans concession, cul-sec.

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En 1859, Alexandre Dumas, dans son voyage au Caucase était reçu à la table des Géorgiens et en disait cela :

-“Un dîner géorgien est un repas où l’on mange n’importe quoi. La nourriture est la moins importante du repas, qui se compose surtout d’herbes fraîches et de racines. Quelles sont ces herbes et ces racines? Je n’en sais rien : des salades sans huile et sans vinaigre, des ciboules, de la pimprenelle, de l’estragon et des radis. Mais quant à la partie liquide, c’est autre chose. Un repas géorgien est un repas où les petits buveurs boivent leurs cinq ou six bouteilles de vin, et les grands buveurs leurs douze ou quinze.

Et de continuer :

-“C’est en Géorgie une gloire de boire plus que son voisin. Or la moyenne du voisin c’est toujours une quinzaine de bouteilles. Aussi les Géorgiens ont été humiliés de pouvoir boire dix ou douze bouteilles sans se griser. Ils ont inventé un récipient qui les grise malgré eux, ou plutôt malgré le vin. C’est une espèce d’amphore qu’on appelle une goulah. En buvant, on ne perd non seulement rien du vin, mais encore rien de sa vapeur. Il en résulte que, tandis que le vin descend, la vapeur monte de sorte qu’il y en a pour tout le monde : pour l’estomac et pour le cerveau. C’est celui qui porte un toast qui décide de la capacité de son estomac. Si le toast est porté avec une goulah pleine, avec une courge pleine, avec une quabi pleine, avec une coupe pleine, avec une corne pleine, celui qui accepte le toast doit vider jusqu’à la dernière goutte la goulah, la courge, la coupe, la quabi ou la corne. Ce défi lancé, il faut boire ou crever.”

Suite à cela, l’écrivain avait reçu un certificat attestant, de la part de Jean Kerelidze, rédacteur du journal géorgien l’Aurore, et du Prince Nicolas Tchavtchavadze, sa qualité de buveur à une table géorgienne. Ce papier, plus anecdotique qu’honorifique témoigne néanmoins que la grande tradition du vin comme élément central et socioculturel en Géorgie.

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la description de Dumas à propos des mets qui selon moi, aujourd’hui sont pléthoriques. En revanche, la description de buveurs invétérés faite des Géorgiens ne dément pas de celle que j’ai pu m’en faire. Accoudés aux quatre coins de table, on trouve souvent plus d’hommes que de femmes. Ceci-dit, dans cette société patriarcale où les femmes tiennent malgré tout un grand rôle dans la conduite de toutes les affaires cruciales à la survie d’un foyer et de leurs maris, elles s’assoient souvent à la table et tranquillement entonnent de bouleversantes chansons à la gloire de leur beau pays Saqartvelo – la Géorgie.

La soupra ne se terminera que tard dans la nuit quand les nombreuses jarres se seront vidées au nom de tous et de l’amitié.

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Portrait photographique de Alexandre Dumas lors de son voyage dans le Caucase de 1858  à 1859.

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3 thoughts on “La soupra, à la table du Tamada

  1. Bonjour
    J’habite Orleans. Je fais beaucoup de vélo sur la Loire. Je suis allée à Saint Breton et j’ai photographié le serpent de mer. Et plus drôle encore, mon beau père est letton, nous sommes allés à Riga et Sigulda durant l hiver. La cerise sur le gâteau, je donne des cours d’oenol, je suis allée chez Vincent cet été en Géorgie et j’ organise un grand voyage l été prochain avec mes élèves. Je suis fan c’est mon 7 eme voyage

    1. Bonjour,

      Merci pour votre retour sur mon site. Génial, dire que je suis passé à Orléans à vélo. Fantastique pour les séjour en Géorgie et à Sagarejo chez Vincent. J’ai réussi à m’y rendre trois fois mais sept voyages est un record 🙂 pour le letton, c’est un pays très intéressant. J’y avais passé sept mois en 2007 et j’y suis retourné quelques fois. Je suivrais votre activité liée au vin, j’ai un WSET 3 et après avoir travaillé à Cognac et Bordeaux, je suis revenu en Anjou !! A bientôt. Adrien

  2. Alaverdi Adrien !
    Merci de m’avoir permis de faire ce truculent voyage oeno-gastro-nom’hic… tout en étant à l’abri de l’ébriété inévitable, bien assise sur mon canapé.
    Je ne pouvais pas commencer la lecture de tes aventures à vélo, kayak et autres modes de déplacement… sans assister à pareille agape. Fort heureusement, j’ai bien déjeuné sans quoi, j’aurais sûrement écumé le net et mes réserves pour tenter de reproduire quelques-unes de ces recettes bien appétissantes.
    Je reviendrai bientôt pour une autre escapade !

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