Il est de ces doux noms, qu’on prononce du bout des lèvres, tel un chuchotement persistant. Comme un écho qui se répercute, tanguant, d’une berge à une autre, tendrement jusqu’à se dissiper. L’acoustique des mots habille les noms, il peut les rendre beaux et envoûtants, alimentant l’imagination et la rendant attractive, désireuse, dangereuse. L’aventure à s’en mouiller les doigts. L’Aubance, l’Aubance, l’Aubance. Une apostrophe légère et entêtante. Le ruissellement de l’eau dans les tempes, le bourdonnement incisif nécessitant de la trempe. Un mélange d’aube et de danse, une invitation à s’en aller suivre de nouvelles errances. En traversant les Jubeaux, la lumière d’un soleil brûlant emplissait le ciel et rendait au monde sa clarté prodigieuse.
Les frêles brumes, voiles éphémères, survolaient les eaux au-dessus des terres. Pas un bruit, aucun incident ne pouvait troubler la nature transie dans ce havre d’écume. Un passage se dessine, onde de fer sur les flots, au-dessous du pont qui tremble. Les vibrations matinales diluent les contours fantasmagoriques et les épaves d’hier, brisées à quai, laissent place nouvelle à une coque accastillée. Livré à l’ivresse du bateau, je m’en vais seul glisser sur les eaux. Les nuages ras, non dissipés, portent les ailes endolories, atrophiées par la longue nuit. Les messagers reprennent les airs, s’éveillent à nouveau et s’élèvent de plus haut. Les méandres sinueux du Louet, bras armé de la Loire, eux, allaient s’échoir à l’étau d’une bouche, offrant le baiser éreinté de l’Aubance aux prémices des lèvres ligériennes.
Elle n’est pas très vive, l’étiage l’a rendu sage. J’entre sur l’Aubance, au crépuscule de sa géographie. Léthargique, elle baisse les bras, mais sans toucher le fond, elle continue de me porter sur un miroir céleste. S’abandonner à l’Aubance, à ses courbes, c’est la promesse qui m’est faite. Dans le Maine-et-Loire, tout le monde la connaît pour le goût de ses coteaux sucrés. Elle serpente à travers la campagne, elle murmure le long des champs, loin des regards invasifs. Le monde la traverse sans la regarder, sans s’en approcher. Cheminant sur une trentaine de kilomètres, elle traverse treize villages avant de se jeter dans le Louet, sous les parois de mon bateau, puis de rejoindre la grande Loire. On peut dire que finalement, on ne la connaît pas très bien. Déterminée, la pointe saillante de mon embarcation perce le chenal trouble des rives denéennes, et je m’enfonce dans les profondeurs du département, entrant dans la terre, par la rivière.
Je m’engouffre dans le silence. Une aigrette pêche pendant qu’une vache paît. Sur le rivage, les herbes s’agitent au passage du kayak, je vois alors une biche détaler et plus loin traverser avec force le cours d’eau avant de regagner les forêts protectrices. Il ne fallait que quelques coups de rame pour ne plus voir les hommes et m’immiscer dans le monde sauvage. Je longe les vastes prairies en dérangeant les canes et leurs progénitures. Les poussins suivent d’instinct leurs mères paniquées avant de se réfugier sous des broussailles. Les carpes énormes font le dos rond, les écailles au grand jour, dévoilent la présence des créatures évoluant dans un univers aquatique au niveau critique. J’ai de quoi pagayer, mais les fonds sont au rabais. Des ponts aux allures romaines, portails de pierres constitués d’arches aspirantes contrastent avec les dalles de béton jetées entre deux rives. Mon kayak à la dérive franchit, non sans mal, des rapides caressant les sols caillouteux bordés de rocs schisteux.
S’il y a des vaches en abondance, c’est bien dans la corne de l’Aubance. Soudain ma silhouette repérée, c’est une meute étonnée qui se met à m’observer. Yeux de bovins fixés sur le contre-bas du remblais, là, où, jamais calme n’est troublé, sauf en cette journée voyant l’arrivée imprévue d’un nomade des ruisseaux. Si je file, les animaux me suivent et ce, en cadence, précédé de leur chef, le plus valeureux et le plus musclé de la bande, mélomane qui sifflent des naseaux. Les champs et les coteaux divisent le pays, les herbes et les flots recouvrent les terres. Dans une prairie accueillante, l’espace est vierge. C’est au loin, sur les vallons que sont installées les vignes qui offriront le fruit si doux qu’une fois pressé, il en deviendra un élixir fameux. Aucune information, aucun informateur, la distance n’est plus mesurée, les repères sont brouillés. Tout ce qui importe est d’avancer et de prendre chaque nouveau barrage comme un obstacle à franchir. Passer de l’autre côté, porter le kayak sans tomber, pour continuer à pagayer. Les visions s’enchaînent, et les jacinthes des bois, bleues et blanches laissent place à la vue d’un alpaga stoïque.
Il se peut bien que je sois perdu dans le centre du Maine-et-Loire. Cela fait des heures que je pagaie, que je marche, que je tracte. Mon seul repère est l’Aubance qui zigzague, zinzinulant nonchalamment à contre-sens de mon bateau. L’après-midi se tasse, et toujours la rivière n’en est pas las. Je pense même évoluer dans une autre contrée, déboussolé, sans rencontrer l’humanité. A Soulaine-sur-Aubance, alors que le chenal se tarit, deux âmes inanimées, assises sur un banc cassé s’étonnent médusées de me voir crapahuter sur une Aubance lamentée. A l’étiage, malgré tout, les courants filent cabossant les cailloux de quartz.
Le soleil abandonne le zénith pour se maintenir au-dessus de l’horizon. L’après-midi promet de se terminer prochainement. C’est alors, que par manque de fond, qu’en débarquant pour aider mon kayak à avancer, que je vois dans la campagne lointaine, apparaître la demeure des ducs de Brissac. Une semaine en arrière, c’est avec un “avec plaisir et bon courage” que répondait favorablement Charles-André de Brissac à ma demande de traverser son parc. Maintenant, je patauge sur le territoire brissacois et devant moi, le plus haut château de France orgueilleux de ses sept étages. La toiture d’ardoise me toise, alors que pas moins de douze cheminées allongées s’étirent vers les cieux. Fenêtres Renaissances m’offrant un instant d’espérance. Géographiquement, je sais où je suis, plus trop perdu, sous le creux du pont de pierre, les entrelacs de l’Aubance me propulsent dans la ville. Le château est visible, mais visiblement pas si proche. Passant le pont, je me confronte à un nouveau barrage. Des grilles sur les côtés, pas de côte d’accostage. C’est en équilibriste que je sors de l’embarcation. J’escalade le talus, et me voilà longeant la cour de l’école élémentaire, déserte. Je lifte le bateau à l’aide d’une corde, passe le barrage, prend le pont et traverse l’autre rive afin de poursuivre. Cette balade en kayak n’en est plus vraiment une, c’est un trail avec un bateau dans le dos. Moment de grâce, je flotte dans les douves, m’extasie du beau bâti, surpris par les marcheurs du parc, voyant, ahuris, apparaître un kayak sur les eaux vierges.
Alors que la rivière n’était faite que de lacets serrés, passant le territoire de Brissac, le plan d’eau prend la forme d’une ligne rigoureuse se brisant d’un angle droit afin de repartir horizontalement vers l’Est. Cette forme stricte semble inéluctablement due à un travail de canalisation du cours d’eau. Peut-être qu’à l’époque, il a fallu mater son tracé afin de l’amener à se baigner autour du château. Ce n’est pas impossible. Les branches et la mousse barrent mon chemin, les pêcheurs lancent la ligne et me font la révérence. La présence du poisson semble aussi rare que celle d’un kayakiste sur ce canal sans fond, mais peut-être pas sans fin. Dans ce coin, la rivière est alimentée d’une autre multitude de canaux. Fourgas, Serruère, Roullet, Fontenelles, Marin, Patouillet, sont les noms de ses inconnus ruisseaux. J’escalade les petits barrages bordant le camping du parc de l’étang. La musique tonne, les familles s’adonnent au repas, je m’abandonne à l’Aubance. Prenant la direction de Charcé Saint-Ellier, je me résous à stopper mon élan, après qu’un ultime amas de branches et troncs d’arbres ne viennent bloquer le cours des choses.
Je sors du buisson, mon kayak dans le dos. La lumière tombe, progressivement, dans des teintes roses orangées. Je déplie ma tente, laisse les affaires sécher sur les branches des arbres. En quittant le cheminement de l’Aubance, je reviens sur terre. Plutôt à l’abri, planqué dans un champ. Au loin, j’entends les campeurs faire la fête et se gaver de mets gourmands. J’avale mon taboulé et mes sardines, bois la bière rafraîchie dans le torrent. Au loin, un chevreuil se promène, les ragondins se battent dans l’eau. J’entends des bruits dans les fourrés. Peut-être des sangliers ? Je place mon kayak en barrage à la sortie des buissons. Sait-on jamais, je n’aimerais pas qu’une horde de suidés ne vienne à me piétiner pendant la nuit. Il est tant de dormir et de tenter une accession vers la source pour le lendemain.
La nuit est peu confortable, je me réfugie sous ma couverture de survie, le sol est dur, je me tords dans tous les sens. Sans surprise, je me réveille aux aurores. Le soleil, comme tous les jours n’est pas en retard et voilà que commence à ses côtés une nouvelle journée. Je file balancer mes ordures de la veille au camping proche. Je me prépare lentement, mentalement et physiquement. Il fait frais, l’herbe est mouillée, il faut y retourner. Tout le campement rangé, je tracte mon kayak sur deux cent mètres au niveau d’un pont. Dessous, un autre barrage. Un chasseur au loin me regarde incrédule. Je ne suis pas du gibier, mais son braque vient me renifler. Je n’attends pas que l’individu vienne me sermonner d’être sur le terrain de ses futurs trophées. Je me remets à l’eau, à l’endroit même où, hier au soir, avant de me coucher, j’avais aperçu une belle biche.
Ce matin, je suis en conflit avec l’Aubance. Son cours est rétréci. Le bassin obstrué d’obstacles en tous genre. Arbres, branches, ronces, cailloux, barrages, rives inaccessibles. Je galère. Cela dit, j’avance et passant à travers les talus, j’évite les seuils infranchissables. Un cycliste passe, hallucinant à la vision d’un bateau sortant de l’Aubance, balancé sur la route. Il m’a fallu me frayer un chemin à travers les ronces et les orties, pour grimper sur la route et passer l’écluse. Au bout de la route, je vois le panneau d’entrée du village de Charcé-Saint-Ellier. Je rembarque, une fois la voie passée à pied.
Je traverse la campagne. Autour de moi, des champs et des étendues de verdure. Des hameaux en paix et sous mon bateau, des fonds de glaise. C’est une terre boueuse qui remplace les cailloux de la veille. Quelques nénuphars et hautes herbes s’invitent à la balade. L’eau est rare. Il est près de onze heures trente lorsque je vois la flèche du clocher de Chemelier. Il m’aura fallu près de trois heures pour faire sept kilomètres. Ma pagaie n’a pas rencontré le dur depuis longtemps et s’écrase sur la couche argileuse. A midi, à la sortie du village de Chemelier, je décide de m’arrêter aux “Marais de l’Aubance”. De manger, de reprendre des forces. Ses forces qui me feront défaut. Il doit rester six kilomètres jusqu’à la source en passant par Grézillé et Louerre. Seulement l’eau manque. Inerte, je ne bouge plus et mon navire non plus, amarré à marrée basse, je suis las.
C’est en voiture que je ponctuerai l’aventure, le kayak sur le toit, tout en lorgnant la petitesse de l’Aubance naissante. C’est sur ces terres qu’en 51 avant J-C, le vaillant chef des Andecaves, Dumnac, combattit farouchement les légions romaines suite à la défaite d’Alésia et de Limonum. C’est ici que selon César, plus de dix-mille Gaulois périrent héroïquement rendant le chenal de la petite rivière rougeoyant. En entrant dans le village de Louerre, se trouve l’église Saint-Maurice. La légende raconte, que l’Aubance naît sous la nef. Une chose est certaine, c’est que l’eau cristalline s’écoule paisiblement à quelques pas du site religieux, puisqu’elle nage dans un bassin de pierre à l’ombre d’un auvent en tuiles ardoisières. C’est dans cet abreuvoir, baptisé la fontaine aux chevaux, que l’Aubance commence inlassablement un voyage à travers le Maine-et-Loire pour répondre à l’appel de la Loire afin de venir, elle aussi, grandir les forces de la Grande Dame.