La Loire de Roanne à Paimboeuf, soit 725 kilomètres à parcourir à la rame. C’est le défi fou de la Loire 725 accepté par 24 pagayeurs et à réaliser en 7 jours avec une amplitude de navigation maximale de 16h par jour. L’événement a eu lieu du samedi 19 au vendredi 25 juin 2021. Informel, il se voulait être un test grandeur nature dans l’optique d’organiser une première course officielle dès 2022.
Pourquoi donc la Loire 725 et comment je me retrouve là ?
725 kilomètres, c’est la distance navigable sur la Loire entre Roanne et Paimboeuf. Ce sont aussi dix kilomètres de plus que la mythique et plus longue course de sport de pagaie du monde : la Yukon River Quest.
La crise sanitaire du covid-19 en 2020, puis d’importantes inondations en 2021 ( alors que la course n’était réservée qu’aux Canadiens ) ont empêché les éditions de la Yukon River Quest 2020 & 2021 d’avoir lieu. De nombreux athlètes européens avaient vu leur projet d’y participer contrarié et c’est ainsi qu’une idée a fait son chemin auprès d’Alain Morvan et Philippe Marchegat : celle d’organiser une nouvelle course longue distance, la plus longue sur le territoire européen. La Loire, considérée comme le dernier fleuve sauvage du vieux continent pouvait en offrir le terrain de jeu. Encore fallait-il d’abord tester le parcours et décider par la suite de la viabilité d’un si grand dessein !
Lors d’une sortie hivernale, j’avais croisé la pirogue d’Alain sur le Louet ( un affluent de la Loire ). Il m’avait déjà évoqué cette douce folie de rassembler des candidats pour partir en Loire. Passionné par la Loire et fort de mon expérience longue distance sur la Volga, je m’étais dit que si ce moment venait, j’aimerais bien être de l’aventure ! Et voilà qu’on y est !
L’effervescence à Roanne
Il fallait donc rejoindre la Loire à Roanne pour embrasser ses flots et oser la défier. La Loire a un cours d’environ 1000 kilomètres, mais sa partie supérieure est difficilement navigable à cause de l’édification de grands barrages tels que ceux de Grangent et de Villerest. Le vendredi après-midi, les quais de Roanne voient défiler, harnachés aux barres de toits de véhicules, une recrudescence de canoës, kayaks et stand-up paddles. Progressivement, je fais la connaissance de quelques participants dont le piroguier ardéchois Lionel Mougin et le futur champion de cette édition, Jean-François Boucher. Je salue Micheline Hochecorne et Joerg Husi, venus de Suisse. Puis arrivent Gilles Lelievre, kayakiste ayant écumé les eaux du Danube et de la Méditerranée, et Lucile Moreau, jeune athlète villeneuvoise adepte de la longue distance. Beaucoup sont des habitués de la course Dordogne Intégrale. Il y aura au total vingt embarcations pour vingt-quatre participants. En soirée, devant une Loire quasiment à l’étiage, nous recevons le briefing pour la course : chacun est responsable de sa propre sécurité et respectueux du fleuve, en apportant une vigilance particulière sur les lieux de bivouacs notamment pour préserver les espaces de nidification des oiseaux. Tout le monde reçoit un tracker qui permettra de suivre les progressions et localisations exactes pendant la semaine.

Première journée
La nuit a été courte, le départ est prévu à 6h00. Certains ont dormi dans les tentes, d’autres dans un gîte et à 5h30, il faut déjà allumer les trackers pour en vérifier le bon fonctionnement. Il est évident que pendant une semaine, cette expédition va challenger tous les acteurs, nous faire sortir de notre de confort. Et ça commence trente minutes plus tard, lorsque les premiers bateaux sont posés avec délicatesse sur la petite Loire, vigoureuse de ses courants, mais tout de même sacrement basse. Son niveau d’eau est limite et déjà, les fonds des embarcations grattent sur le lit caillouteux. Cent mètres plus loin, sous un pont, une veine d’eau servira de rampe de lancement pour la course. Tout le monde se regarde, se met en ligne et top départ. Le premier coup de pale arrache un peu de sable ! C’est parti !
Le fleuve nous emporte et déjà, les premiers bateaux ne sont plus visibles. Les Paddles de Stéphane Bentoumi et Benoît Renault me doublent et capturent quelques algues dans leurs ailerons. Ils freinent et je les aide à s’en défaire, puis ils reprennent de l’avance et disparaissent à l’horizon. Le clocher d’Inguerande jaillit au-dessus des berges, puis un autre au village de Chambilly. Après le passage du pont, de premiers rapides obligent à la vigilance. Depuis la rive, Joerg me fait signe de passer tout à gauche ! Je ne serre pas assez la berge, et hop, je passe sur un gros rocher. Si mon fuselage avait été en carbone, je pense que mon aventure se serait arrêtée là ! Heureusement, le Narak a absorbé le choc et je glisse vers de nouveaux méandres dans lesquels les algues fleuries se sont blotties. Tout d’abord cernés par une végétation dense, les rivages viennent à se clairsemer progressivement en offrant des prairies convoitées par les troupeaux de bovins. Les veaux, craintifs mais curieux, se cachent laissant passer une tête derrière leurs mères. Le taureau charolais se dresse en rempart, il reste stoïque avec les sabots dans l’eau. Il fait chaud et il devient pénible d’avancer, il y a peu de fond, je me trouve trop lourd. Je traîne derrière mon bateau une bonne dizaine de kilos. D’autres paddles, ceux de Bertrand Pinon, Morgane Caira et Micheline Hochecorne, ainsi que le kayak de Caroline Jehl, filent devant moi en zigzaguant au milieu des herbes immergées. J’accuse le coup, je suis au plus mal. Mentalement et physiquement, je suis à la peine. Mes chaussons néoprènes me pressent trop les pieds et génèrent des crampes insupportables. Je décide alors de les retirer et de rester pieds-nus. Le tapis blanc d’algues fleuries se déroule jusqu’aux abords du pont canal de Digoin, situé à 68 kilomètres de notre point de départ.
Nous étions prévenus de l’obligation d’un portage pour franchir l’obstacle. De l’autre côté du seuil, les rochers peuvent entraver les embarcations. Moi qui pensais pouvoir débarquer tranquillement sur la berge, il n’en est rien. Je me retrouve pris par le courant et déporté sur l’un des rochers de la pile à bâbord. Pour me débloquer, je décide précipitamment de poser mon pied gauche hors du Narak. Quelle erreur !! Il y a du fond et au milieu des cailloux, mon talon s’écrase sur un objet tranchant, probablement du verre. Je ressens la coupure nette sous le talon et j’accède à la rive en jurant ardemment en géorgien “Sheni Deda” !! Quelques jeunes me regardent incrédules et se retrouvent stupéfiés en voyant le dessous de mon pied… il dégouline de sang. Le talon est bien tranché, ça n’arrête pas de saigner. Michel, qui attend Shara Dubeau en paddle, vient à ma rencontre et examine l’entaille. -“Il faudrait désinfecter” me dit-il !! Les SUP de Benjamin Vaurs, Nicolas Fayol et Samuel Vauthier ( les 3 mousquetaires autonomistes ) passent à mon niveau et s’engagent dans le passage du pont canal, sans difficulté. Michel me file un coup de main pour le portage, puis Shara arrive elle aussi. J’enfile mes vieilles Nike, la chaussure gauche tamponne directement sur la blessure, ça va éponger. Et je repars. Il est déjà 13h00 et s’ensuit une lente tribulation entre les rives méandreuses de la Saône-et-Loire et de l’Allier. Je me demande vraiment ce que je fous là. À Perrigny-sur-Loire, Shara me grille la politesse au détour d’une île, puis nous voguons à proximité l’un de l’autre. Le temps est lourd et devient menaçant, nous pressentons la tempête. Quelques kilomètres avant le pont de Diou, des rapides soutenus se présentent avec de la rocaille. Ça passe, mais ça flirt quand même avec un énorme rocher. Je longe les rives de Diou sous un ciel noir, chargé d’enclumes. Il est 20h lorsque je dépasse Saint-Aubin-sur-Loire et la pluie tombe avec ardeur. Cinq kilomètres plus loin, décontenancé dans mon kayak, j’observe les éclairs déchirer le ciel et tomber non loin du fleuve. Je sens qu’avec la pagaie, j’ai toutes les chances d’attirer la foudre, mais de manière irrationnelle, pour ne pas rester figé, je continue de pagayer. La grêle s’abat enfin au-dessus du chenal, elle s’écrase en avalanche sur ma pale qui me sert de protection, posée au-dessus du crâne. Le temps est instable et à 21h45, je monte le premier bivouac peu après le passage du pont de Bourbon-Lancy. Tout est humide, la tente aussi. J’ai mal en enlevant la chaussure gauche, mon talon saigne toujours. C’est vraiment mal barré. Après avoir passé de l’eau et mis un pansement, je m’endors dans une position des moins confortables avec 110 kilomètres au compteur. La Loire c’est pas l’Amazone, mais aujourd’hui, on pourrait dire que ça y ressemble presque !
Deuxième journée
La veille, j’ai envoyé un message sur notre groupe whatsapp “Y-a-t’il un toubib dans l’équipe?” Patricia Moreau m’a répondu positivement, mais Lucile est déjà à plus de 20 kilomètres de ma position. Il va me falloir alors naviguer jusqu’à Decize. En regardant la carte, il apparaît que le CHU de la ville est en bord de Loire, c’est ma chance d’aller guérir ce pied meurtri. Au réveil, il pleut, et ce n’est qu’avec une extrême volonté que je sors de la tente pour ranger tout le matériel trempé, que je l’attelle au kayak pour repartir à 7h00. Il n’y a pas de village visible depuis les rives, quelques méandres et une Loire sauvage accostée par d’innombrables saules. Des kayakistes rangent leur camp, ils me font des signaux en me criant : -“On va se la prendre sur le museau”. En effet, la pluie avait fait place au soleil, mais soudain le vent se lève et le ciel gronde dans le lointain. Il s’obscurcit et de nouveau, pléthore de grêlons dévalent des cieux. Il n’y a pas d’endroit où s’abriter, j’incline la tête en plissant le yeux et je rame. La déferlante dure quinze minutes, ça peut sembler assez rapide, mais lorsqu’elle vous martèle, dans ce cas-là, ça semble plutôt long.
Naviguer jusqu’au kilomètre 150 et voir les berges de Decize se dessiner. À cet instant, je me dis bien qu’avec un talon entaillé tout du long, il se pourrait bien que mon expédition s’arrête ici. Il n’y a pas vraiment d’endroit ou débarquer, les rives sont abruptes et prises par les végétaux. Je réussis quand même à sortir du kayak en me servant d’un petit escalier en pierre qui jouxte l’écluse du port de la ville. Sur les marches, je défais mes sacs maintenus à l’arrière de l’esquif, je tracte le kayak sur la pointe des pieds et le mets dans l’herbe. Ouf, je peux enfin aller à l’hôpital en prenant papiers et pagaie, le reste des affaires attendra sur la rive. C’est alors que je croise Michel, il attend Shara qui arrivera dans deux heures. Hier soir, dans un rapide, elle a cassé sa planche en carbone et vogue à présent sur un paddle gonflable. Il m’emmène en voiture à l’entrée du service hospitalier. Je reste donc deux heures environ au CHU, on me soigne le talon, et je me fais évidemment sermonner. Il aurait fallu désinfecter et recoudre la plaie déjà hier à Digoin me dit le docteur Souad. Maintenant, c’est trop tard, la peau s’est durcie. Seule solution : bandages et antibiotiques. Et quand je pose, sans illusion, la question d’aller reprendre le fleuve ; la réponse du docteur est sans appel : -“N’y pensez même pas”.

Et pourtant, une fois sorti du CHU, je fais un plein d’eau potable au restaurant du port et je retourne sur l’eau en direction du barrage de Decize. Les kayakistes croisés en matinée y ont accosté, ils ont vu Shara passer et embarquer de l’autre côté. Ils me disent : “Vous êtes fous de faire la course, nous avons commencé à descendre la Loire il y a quatre ans, depuis le mont-Gerbier-de-Jonc. L’année dernière, on s’était arrêté à Diou, ça y est, maintenant on reprend !!” Rouxi, Georges et Jacqueline font leur “Compostelle” sur la Loire, et chaque année un petit peu plus. Ils regardent mon pied enroulé dans un sac plastique et me proposent immédiatement de transporter quelques affaires sur leurs gros optimos pour m’approcher de l’embarcadère. Il y a bien plus de 500m à effectuer.

Il pleut et j’avoue que j’ai trop la flemme de repartir. Après être resté deux heures à l’hôpital… je reste bien une heure et demie sur le quai. Ça n’avance plus, et je me demande si c’est vraiment nécessaire de faire toute ça. Le doute général s’installe ! J’imagine planter la tente et rester là, mais à quoi bon ? Après avoir remercié les trois aventuriers et pillé un cerisier, la Loire m’absorbe de nouveau jusqu’à Imphy, dont les rapides sont à prendre bien à droite sous peine de finir dans les caillasses. Nevers suit dans la foulée. Le pont de la ville pointue n’est pas franchissable, sinon par le seul moyen d’un portage tout à gauche de ses piles. Celui-ci me prend une quinzaine de minutes, pendant que le soleil s’affaisse badigeonnant le ciel de teintes marine et mauve. Il est interdit de bivouaquer sur les sables en face de la cité, mais peu avant 22h, enfin je trouve une plage. Une journée avec 78 kilomètres au compteur malgré les longs arrêts, mais au moins le pied est “réparé”.

Troisième journée
La Loire endosse une tunique que je connais bien, on dirait qu’à partir de Nevers, elle offre un peu plus de courant, mais aussi, elle laisse entrevoir plus de bancs de sable. Je ne remarque même pas la jonction avec l’Allier, alors que pourtant, c’est juste après Nevers que l’affluent principal de la Loire la rejoint. Je pagaie à bonne cadence et plus de pluie. Mon rythme me permet de rejoindre le pittoresque village de la Charité-sur-Loire et son vieux pont. Alors là, je me dis que je vais peut-être couler à tout jamais dans les abysses ligériennes, car je sais qu’il y a un bon débit d’eau sous l’édifice. Une passe pour canoë est indiquée sous l’une des arches. Allez, on respire ! Je me fais attirer dans le courant et waouh, ça glisse nickel !

Depuis le haut de sa colline, le Sancerrois murmure de doux mots à la Loire. Ses vignerons lui rendent hommage, à elle, la mère de leur vignoble ! Le courant est là, mais pas beaucoup de fond. Ça colle sous le Narak, et je peine à avancer. J’avale une boîte de sardine “on board” quelques gâteaux et je me laisse dériver en prenant garde tout de même aux nombreux gros rochers plantés ici et là. C’est après le pont de Saint-Satur qu’un malingre mais tortueux barrage composé de pierres égratigne encore ma peau de bateau. Ouf, ça tient le coup, mais quand même… prudence ! Et je passe Cosne-sur-Loire sous un ciel qui se charge d’électricité tout en faisant la révérence à quelques toues cabanées. Les premières fumées de la centrale de Belleville se manifestent, le premier portage le long d’une centrale nucléaire en Loire est imminent…tout comme un énième orage, violent dont les vents déchargent la grêle qui s’affale sur moi. J’atteints la fameuse moquette verte du débarcadère. Sous le pont, alors que des cordes continuent de nourrir la Loire assoiffée, je note la présence de Shara !! Envenimée dans un des bras-morts proche du portage, par la faute à une signalisation hasardeuse du débarcadère, elle a perdu de longues heures à se dépêtrer d’une issue caduque avant de reprendre le chenal. Nous repartons ensemble vers Bonny-sur-Loire. Il y a un peu plus d’eau et avec mon kayak j’avance mieux, puis je file vers Briare. Un renardeau se désaltérant sur la berge s’enfuit à mon approche. Le pont canal de Briare et son ossature en acier est magistrale, mais en passant dessous on ne s’en rend que brièvement compte…
En soirée, je longe les quais de Gien et puis déjà, la centrale nucléaire de Dampierre-en-Burly surgit à l’horizon. Mon objectif : passer le seuil avant 22h et bivouaquer en aval. Ce sera chose faite au crépuscule, grâce à une petite passe pour canoë, alors que la centrale s’illumine de ses feux rouges avant d’être recouverte par une purée de pois. Ce jour de la fête de la musique, tambour battant, j’ajoute 122 kilomètres à ma progression.
Quatrième journée
Trop dur de repartir à 6h00 ( le début de la course )… Le soir, lorsqu’on arrête à 22h00, il faut compter au minimum une trentaine de minutes de montage du camp, puis ensuite se faire à manger à l’aide du réchaud. Généralement, la pause détente n’arrive pas avant 23h30 et ensuite le sommeil pas avant minuit. À 5h00, la montre sonne une première fois, puis trente minutes plus tard.. le temps de ranger le camp et remettre les affaires sur le pont, il est 6h00 et parfois un peu plus. Voilà le rythme idéal du pagayeur “discipliné” lors de la Loire 725, si toutefois il souhaite arriver au septième jour dans de bonnes dispositions.
J’ai donc décidé d’une aventure en autonomie, pas ou peu d’aide extérieure de prévu tout au long du chemin, si ce n’est pour m’approvisionner en eau potable. Mais, alors que j’arrive sur les coups de 8h00 à Sully-sur-Loire, ma maman me fait de grands signaux depuis le quai. Inquiète pour mon pied, et souhaitant aussi parcourir un peu la Loire, elle me rejoint pour s’emparer de mon ordonnance et aller chercher des bandages et antibiotiques. Merci maman.. mais alors ici, à Sully, pas de bons endroits où débarquer, nous nous retrouvons à Saint-Benoît-sur-Loire, village du poète surréaliste Max Jacob.
Les distances entre les villes sont plus resserrées et donc les objectifs sont plus simples à déterminer. Naviguer jusqu’à Jargeau et ensuite Orléans, puis ce sera Blois. Le tout est de s’appliquer à bien pagayer dans le chenal pour ne pas s’ensabler, il n’y a pas encore de bouée pour le baliser. À ce stade, je sens que mon corps et mon esprit sont beaucoup plus en cohésion, je me suis habitué à l’effort et je commence plus aisément à avaler les bornes. Après les quelques remous du pont de Jargeau, passés dans une des piles de droites, je découvre des chevrettes grimpées sur une gabare en train de se faire les dents sur des bouts. La Loire est chatoyante, envoûtante et au fil des kilomètres se charge d’histoire. Elle aspire le navigateur, inspire le riverain, c’est bien ici, que vivait l’écrivain Maurice Genevoix..
Orléans est en ligne de mire, alors qu’un nouvel orage a décidé de sévir, décidément la Loire n’en a pas fini de nous assommer de ses coups de boutoir. On avait dit, Orléans, c’est par la droite ! Les ponts se succèdent et je m’engouffre dans la dernière arche à droite du George V pour filer dans la veine, sous les yeux d’un jeune saltimbanque dévorant sa pizza. Une fois la cité johannique dépassée, c’est déjà un gros morceau d’avalé. C’est en fait la moitié du chemin de parcouru puisqu’elle marque le kilomètre 370 ! Ma motivation est élevée et je me sens l’âme conquérante. Meung-sur-Loire et Beaugency vont tomber, ma monture affronte vaillamment les siphons des vieux ponts. La centrale de Saint-Laurent-des-eaux oblige à un nouveau franchissement. Il se ferra par étapes sur une centaine de mètres. En fin de soirée, longer les glorieuses façades de Saint-Dyé-sur-Loire et de Cour-sur-Loire équivaut à naviguer dans un songe éveillé. Des familles de cygnes sont à la dérive, un castor fait claquer sa queue plate avant de plonger, les sternes couvent sur les grèves. Il est 21h30 et Blois est droit devant, mais je préfère m’arrêter à proximité du camping Val de Blois. Je monte la tente, un vent tiède souffle enfin. Malgré une Loire un peu basse en amont, elle devient plus facilement navigable, 119 kilomètres effectués dans la journée. Je me couche sur mes coups de soleil ( eh oui j’en ai attrapé ), j’ai mal, en plus des ampoules ( malgré les gants ) et du pied coupé ( j’ai changé le pansement ), ça va, c’est l’aventure et je suis heureux d’être sur la Loire !
Cinquième journée
Il est 7h00 quand je m’engage sous le pont Jacques-Gabriel, l’un des plus beaux ponts de Loire avec son obélisque au centre. Dans quelle arche m’aventurer ? J’avoue que je flippe un peu. J’ai lu que le pont n’est pas des plus simple à traverser. Je jette un œil “vite fait” avant de choisir l’une des piles de droite. La veine d’eau est fluide, c’est assez large et pas d’obstacle apparent, je passe assez facile. Avec les orages et pluies successives, le niveau d’eau du fleuve est remonté et semble recouvrir les difficultés. Tant mieux ! Pas le temps de faire du tourisme donc, mais seulement de reprendre les flots jusqu’à Chaumont-sur-Loire puis à égale distance jusqu’à Amboise. Les histoires du pont d’Amboise m’ont aussi terrifié, il y a déjà eu des accidents tragiques, et la signalisation martelée à l’approche de l’édifice “Attention pont” ne me met pas en confiance. Je débarque alors pour faire un repérage. Entre les piles à gauche, ça a l’air de passer crème. Bon bah go alors ! Je passe dans la troisième à gauche et c’est “tout shuss”. Aucune bricole, c’en est même déconcertant. Tant mieux, je me dis, tant mieux ! ( mais si vous lisez ce poste, une inspection du pont peut s’avérer nécessaire lors d’un niveau d’eau plus bas ).
Tours se présente en début d’après-midi, après le passage des cités viticoles de Montlouis et Vouvray ! Dans ma bulle, je pagaie et le temps est distordu, il est étonnant de se rendre compte que parfois, deux heures sur l’eau peuvent en paraître dix minutes. Je prends la rive droite au croisement d’une île. Dommage, je me trouve du mauvais côté pour observer Tours. Je vois les flèches de Saint-Gatien et puis, elles sont camouflées par les arbres. Les ponts vont se présenter, pas de souci sous les nouveaux, mais voilà le vieux Wilson. Ca drache pas mal entre les piles, pas moyen de faire une vraie reconnaissance. Sur le pont, deux latinos se sont arrêtés pour me mater passer en-dessous ! Bon bah, allez, troisième pile, le rapide à l’air tranquille, j’y vais. Alors que ça passe bien, je vois en bas de la pile trois gros pieux entraver la veine. Zut ! Le courant pousse bien et j’ai juste quelques secondes pour manœuvrer ce qui faut le Narak afin de passer plus à gauche et éviter de me faire prendre en cravate ! Après constatation, la deuxième pile à gauche avait l’air plus sécu ! Les latinos ont traversé le pont pour s’assurer que je n’ai pas sanci dans un trou d’eau. Ils tendent leurs pousses en signe de victoire. Ouf, c’est passé, mais il ne fallait pas être trop mou !
En pourchassant Langeais, le chemin devient long et monotone, les rives se ressemblent, elles ne sont que prises par les arbres sur des kilomètres. Je sens la fatigue qui monte et cette fois, malgré mes gestes répétitifs d’aller planter dans l’eau, je somnole. Allez, je reprends une petite barre énergétique Cook n’Run. Ca me tient, mais une heure-et-demie après, je pique à nouveau du nez. Alors, je vais causer un peu aux gars du fleuve : les pêcheurs, indolents, attendent que le poisson morde. L’un d’eux, en approche de Langeais sort un silure hors de l’eau : -”Je fais du “no kill”, je vais le relâcher. Il a eu de la chance de tomber sur moi, les gars qui sont dans leur barque à cinquante mètres, ils l’auraient cuisiné” me dit Charles avec son trophée entre les mains. À Bréhémon, c’est l’heure de l’apéro, la guinguette a ses adeptes, mais je file et passe la centrale de Chinon. Il n’y a pas de portage et le franchissement du pont ouvre directement les portes de la Loire classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Candes-Saint-Martin précède Montsoreau puis enfin Saumur pour marquer la fin de cette belle journée à travers les grandes cités ligériennes. Au bivouac, j’écoute la fin de Portugal-France à la radio, 2-2 et de mon côté, je compte 125 kilomètres en plus.
Sixième journée
C’est comme progresser dans son jardin. Une fois le pont Cessart de Saumur franchi, ma navigation est exaltée. Le vent vient de face, mais il ne me fait pas virevolter, il y a de l’eau et je vogue droit en suivant les bouées. C’est une belle journée, je connais l’itinéraire par cœur, quasiment kilomètres par kilomètres. En aval du pont de Gennes-sur-Loire, je distingue Micheline sur son paddle, elle lutte face au vent. Quelle force et détermination de descendre la Loire débout sur une planche ! Je ne l’avais pas revu depuis le premier jour et nos embarcations se retrouvent lors de son ravitaillement auprès de Joerg, au port de la Ménitré. Nous échangeons quelques impressions le temps de la pause et je repars pour franchir le pont de Saint-Mathurin-sur-Loire ( village dans lequel je réside depuis deux ans ) en dévalant le chenal comme un mort de faim.. ou plutôt mort de soif, puisque je m’arrête à la guinguette de la Daguénière pour la première bière de mon périple. Je m’étais dit : -“Quand j’atteindrai l’Embardée, c’est que je l’aurais mérité!” Il faut dire que les premiers participants sont déjà arrivés à Paimboeuf la veille, alors santé à eux !! La pause de trente minutes aura eu raison de mon avance sur Micheline qui me double à nouveau. En pagayant jusqu’à La Pointe, mon village d’enfance, je suis accueilli par la famille et les amis qui ont amené le pique-nique et de la Belle de Maine ! C’est la journée balade et rien ne semble plus pouvoir m’arriver. Comme le bateau ivre, je descends le fleuve impassible. Je troque ma tente contre une bâche pour la prochaine nuit. Une heure s’écoule et je repars, accompagné par le bateau à moteur de Véronique et d’Alain Morvan avec Guy Roges, venus m’encourager depuis le village des Lombardières.
La deuxième partie de journée n’est qu’un récital, de Chalonnes-sur-Loire à Saint-Florent-le-Vieil puis jusqu’à Ancenis. Le bassin est plat et les courants portent. Quelques bateaux de mer sillonnent le fleuve, en passant le pont de Mauves-sur-Loire, je me mets à chercher un endroit pour la nuit. Il n’y a plus de plage, ce sont des marécages. Sur une île du Thouaré-sur-Loire, je distingue deux arbres morts. Foudroyés auprès des terriers de lapins, ils seront parfaits pour tendre la bâche. Le sol, le bois et les brindilles sont trop humides, je n’arrive pas à lancer un feu. L’humidité gagne mon bivouac et la couverture de survie sera mon ultime joker pour m’isoler de la fraîcheur de la nuit. Dans la peau d’Huckleberry Finn, j’ai vogué 122 kilomètres ce jour !
Septième journée
Remise à l’eau 6h00. Le courant vient vers moi, c’est comme si la marée était montante ? Mince. Je peine à remonter la veine, et cela, jusqu’au pont de Bellevue. Va-t-il falloir attendre la renverse pour que la Loire coule vers l’océan ? Pourtant, la marée montante est attendue vers 13h00. Il me reste 49 kilomètres à parcourir jusqu’au phare de Paimboeuf, mais les conditions de navigation avec de forts courants dans l’estuaire pourraient bien poser des difficultés. Comme évoqué lors du brief de départ, je rentre dans Nantes via le bras de Pirmil ( pour des raisons de sécurité à cause des bateaux ??), mais je dois avouer que celui-ci, malgré ses six passerelles, n’a que peu d’intérêt. La rive droite, accueillant la ville de Nantes, aurait sûrement été beaucoup plus attrayante. Trop tard pour faire marche arrière. Arrivé à la pointe ouest de l’île, la Loire s’industrialise, c’est la rade avec son lot de ferrailleurs, les odeurs de gomme et d’huile, le vacarme autoroutier sur le viaduc de Cheviré et du métal broyé par les grues aux griffes acérées. Le courant pousse dans le bon sens et je prends de la vitesse en passant à Indre et Couëron, entre les bacs. Quel univers austère, les herbes hautes se tiennent dans la vase, le vent souffle fort et il me prend de face. Empêtré dans les vagues, je serre la rive gauche dans la rigole, et ça file, comme sur la rivière Kwaï. Rive droite, les cheminées de la centrale électrique de Cordemais laissent espérer une fin prochaine, l’éolienne de la ZAD du Carnet dévoile enfin le port de Paimboeuf. C’est la dernière cité ligérienne et elle possède son phare. Les camarades arrivés tantôt me font de grands signaux, c’est une majestueuse arrivée. Arrivée en fanfare, Loire faramineuse, aventure farfelue ! Au-devant, c’est le grand océan. Ah la Loire, nul n’est censé t’ignorer, mais tu sais qu’on est obligé de t’adorer !
Conclusion
La Loire 725 a obligé chaque participant a puiser dans ses ressources pour évoluer chaque jour sur une distance soutenue de plus de cent kilomètres en moyenne. C’était un format “course” et évidemment, la Loire doit aussi rester un fleuve que l’on doit prendre le temps de découvrir plus lentement afin de se l’approprier entièrement. Mais, ce format permet effectivement de sortir de sa zone de confort, de s’instaurer une discipline qui trouve un point d’équilibre nécessitant des qualités d’endurance, de mental et aussi de prise de décision. La bienveillance entre les différents participants a permis d’étoffer la dimension sur le plan humain. Égrainer les kilomètres sans conserver le lien social avec le groupe, que ce soit en direct ou via les infos partagées, aurait été moins intéressant. Aller moins vite aurait aussi probablement forcé à rencontrer plus de monde en dehors de la course, ce qui était plus difficile ici. La navigation en Loire est aussi liée à la météo et au niveau d’eau qui peut, d’une année sur l’autre, offrir une expérience différente. Apprendre en faisant, être autonome et sortir de sa zone de confort, c’est ce qui m’a plu afin de vivre une expérience intense sur le fleuve. Tout le monde peut tenter de le faire ! Au-delà de ce format “Loire 725” que j’ai trouvé exigeant, si l’on désire découvrir la Loire, pas besoin de grandes compétences de navigation, ni d’entraînements acharnés. En se renseignant un peu à l’avance, le fleuve est à la portée de tous ceux et celles qui en rêve ! Belles aventures et vive la Loire !
Inscrite pour l’édition 2021, merci pour ce partage très intéressant
Bonjour Raphaelle ! merci d’avoir pris le temps de lire ce récit et félicitations pour l’inscription :)) c’est une fantastique aventure ! Bonne préparation d’ici là. Adrien