
Vue sur le village de Chanaz et le canal de Savières
Le Rhône – sa géographie renvoie à celle des Alpes, évadé d’un glacier Suisse dans le Valais, son flot s’écoule en dehors du Léman pour ensuite arroser la Savoie. Le lac du Bourget, dont les villes de Chambery et Aix-les-Bains bordent les rivages, remet aussi ses eaux limpides au fleuve Rhodanus. Le canal de Savières en est le messager, transportant cette vive offrande sur une distance de 4,5 kilomètres. Le village de Chanaz, suspendu à ses pontons de bois, s’élève sur un petit monticule de roche, sous la vigilance du Mont Colombier. Dans le vignoble environnant, on cultive le raisin jaquère, lequel ordonne un vin blanc vif et légèrement sucré. Il y a eu du passage, à Chanaz. Jusqu’au XIXe siècle, les bateaux de commerce profitaient du canal pour relier le lac aux cités rhodaniennes. Dans ses mémoires, Paul Lancrenon, remarquait : « à l’automne, de nombreux bateaux d’une construction primitive et entièrement chargés de pommes descendent le Rhône et viennent s’amarrer à Lyon, au pont Morand. Au pied du mont du Chat, je prends le même chemin que les pommes de Chanaz». Aujourd’hui, hormis quelques bateaux de plaisance, il n’y a plus de passage. Lancrenon qui allait, quelques années plus tard, descendre en périssoire le cours de la Volga, avait dormi à Chanaz. Je fais donc de même puisqu’on me remet la clé d’une chambre à la pension dite du Doux Nid.

On notera que Chanaz est équipée de longs pontons pour les bateaux de loisir, mais ils sont trop hauts pour un kayakiste. Dans tout le village, pardonnez-moi, mais il n’y a aucun espace pour embarquer en douceur. Le seul chemin, est celui tortueux, en pente et chaotique qui se trouve le long du Pont en Arche. C’est un bien vilain chemin, pas du tout adapté. C’est par ce même dédale que je me mets sur l’eau, à 7h30 du matin et dans le seul objectif que d’aller rencontrer le grand Rhône. Ce sont 130 kilomètres qui me séparent de Lyon. Dans la foulée, je franchis le barrage de Chanaz. La brume s’est immiscée entre les flancs des falaises, en rive sud celles de la Savoie, et sur la rive nord, celles de l’Ain. C’est sur une ligne de démarcation vibrante que je m’engage. Un courant léger m’aide à démarrer. Rapidement, un premier seuil se présente, je le passe par la veine d’eau resserrée à droite d’un gros rocher. La chute dure quelques instants, m’éclabousse fort, mais ça passe !
Les rives du Rhône sont tristes, pauvres en village. Peut-être que le temps gris amplifie ma perception. Les familles de cygnes sont moins craintives qu’en Loire, comme si elles ne voyaient ici que peu de trafic. La flèche dressée du clocher de Lucey m’annonce un nouveau seuil imminent. Depuis mon esquif, j’en étudie prudemment le cours, et choisis l’axe à suivre. Je suis précipité dans une nouvelle chute, deux appuis avec ma double pale me permettent d’éviter de me retourner. Un deuxième passage réalisé avec succès ! Le fleuve, fluide, déroule son cours dans un remarquable rétrécissement de ses parois, c’est un canyon qu’il a creusé il y a des millions d’années. Et cela me mène jusqu’au défilé de Yenne et à un nouveau barrage, mais qu’il est mortel de vouloir franchir. Il me faut débarquer et faire rouler le kayak sur une centaine de mètres. Le long du chemin, le stade d’eau vive du club de kayak local offre un beau parcours, mais il n’aurait pas été malin de s’y aventurer avec le Narak, encore moins avec mes affaires ficelées à l’arrière. Je rembarque dans un contre, face aux vagues impétueuses du Rhône. Dans un l’écrin somptueux, en passant sous le pont de pierre de la Balme, porté par une eau turquoise, le fleuve vit ses dernières ardeurs. Une fois l’ouvrage dépassé, le courant devient progressivement faible, il ne porte plus. Cela pour la simple raison que le barrage hydro-électrique de Champagneux en vient couper l’entrain. Il me faut alors déployer des trésors d’énergie pour combler les vingt kilomètres me séparant de ce fichu mur.



Contourner le barrage de Champagneux ne pose pas de difficulté dès lors qu’on est équipé de roues. Un ramasseur de bois flottés me regarde repartir sur le vieux Rhône et rapidement, une fois rejoint par le Guiers, puis après le dépassement du pont de Cordon, je m’empêtre dans d’onduleuses lônes entourant les îles Malottes. Ces méandres sans fin me mettent décidemment en appétit, et ne voyant que trop peu de villages, j’estime sage de faire escale au port de Groslée au devant d’une hostellerie annoncée. Un pêcheur, tranquille qui n’observe même plus son bouchon couler, m’affirme que pourtant, jadis, il y avait pléthore d’ablettes. Seul client à la tablée, je me restaure puis reprends la pagaie.
Le Rhône, divisé par les grands travaux des Hommes, invite à suivre son cours historique, ou bien des canaux favorables aux péniches. Je m’efforce de suivre son tracé ancien, celui qui constituait la frontière entre le royaume de France et le Saint-Empire romain gérmanique. Il faut se résigner à ne pouvoir qu’à peine imaginer ce cours lointain. Je ne croise aucun navire, que de rares pêcheurs, et d’insondables villages. Devant la centrale nucléaire de Malville, seuls deux pilotes, montés sur leurs surfs électriques volent aux dessus des eaux. Il n’est plus question de caraques, mais bien d’objets volants identifiés. Le fleuve n’est plus bien fréquenté, la science fiction décidément installée.
Les berges du fleuve ne sont pas accueillantes, boueuses et touffues, elles n’invitent pas à s’y reposer. Régulièrement hautes, elles sont désespérantes. Les barrages de Sault-Brénaz étranglent comme des garrots l’essence du fleuve, en amont, il est devenu obèse et apathique, il est en syncope, ne cicatrise pas. Il s’échappe au goutte-à-goutte par les vannes, et je fais rouler le Narak jusqu’à l’écluse de l’île de la Serre. Cet astucieux portage m’évite le périlleux passage du seuil du village. Toujours ce problème pour débarquer, pas de quai à Sault-Brénaz, rien n’est fait pour celui qui vient du fleuve, on ne l’attend plus. Le courant est revenu et je cherche un endroit pour la nuit, mais la végétation est hégémonique. S’établir sur un lit de gravières, c’est prendre un risque inconscient d’être emporté par le courant si le niveau du Rhône venait à monter après quelque lâcher d’eau. Non, il me faut une rive haute et dégagée, chose rare sur ce fleuve, que je termine quand même par découvrir à la nuit tombée à quelques pas de Saint-Vulbas.
À l’aurore, le Rhône se charge de couleur et je m’extrais de ma torpeur. Le camp est vite démonté et m’en vais au milieu du chenal, à encore quatre heures de distance de Lyon. Mon arrivée dans la capitale des Gaules se fait attendre, mais de nouveaux obstacles viennent s’en mêler. D’abord avec l’effet du barrage du canal de Méribel la veine se scinde en deux, mais jugeant de ne pouvoir débarquer aisément, je file vers Jonage. Le barrage de Jonage est une ignominie, par pitié, faite le disparaître ! En plus d’empêcher de naviguer, il ne dispose d’aucun accès pratique pour le contourner, ci ce n’est une échelle étroite absolument mal adaptée pour un kayakiste et son long esquif. Elle l’est plutôt pour un équilibriste puisque par une manœuvre d’escalade absurde, je parviens non sans mal à me transférer hors du Narak et jusqu’aux marchettes. Dans cette contorsion, le risque d’une chute, ou la torsion d’une cheville n’était pas à soustraire. Il me faut ensuite tracter le kayak de tout son poids par cet étroit et raide soupirail. Pour finir ce workout on saluera les forces motrices du Rhône, mais sur cette action là, je ferais plutôt valoir les miennes.
J’entre dans la périphérie lyonnaise. Des voiliers voguent sur le réservoir du Grand-Large, la toile gonflée par ce même vent qui s’est levé et m’arrive de face. Pour ne rien arranger, le fleuve a décidé de se mettre en grève, il n’a plus de jus. Cela s’explique par l’édifice qui me fait face, la centrale-hydroélectrique de Cusset. Son contournement est forcé, le long d’un sentier mal inspiré, dans un quartier de Villeurbanne. Ensuite, je suis aspiré sur un kilomètre jusqu’aux abords du seuil de la Feyssine, aussi connu sous le nom exotique d’Hawaï-sur-Rhône. Quelques intrépides kayakistes s’élancent parfois depuis l’avale pour surfer sur ses déferlantes puissantes. Mais depuis l’amont, aucune visibilité, un panneau en avertit même du danger. S’y engager, c’est une chute assurée avec un risque de couler sans être secouru par aucune Vahiné. Je ne m’y aventure pas et débarque non sans mal sur la rive sud et dépasse l’écluse.

Centrale hydro-électrique de Cusset
Enfin, après toutes ces épreuves, mon entrée à Lyon était actée dès le franchissement du pont Poincaré. Montées sur leur butte, les bâtisses de Croix-Rousse me faisaient d’abord ombrage, puis face à l’Hôtel-Dieu les quais offraient splendeurs à mon passage. On ne perçoit que peu la structure de la ville depuis le chenal, il semble que les Lyonnais boudent leur bassin, peut-être sont-ils finalement plus proche de la Saône qui s’unit avec le Rhône à la confluence. Quelques promenades, des bateaux amarrés, mais tout de même des berges hautes, sans doute pour se protéger des jours de crues. Lyon possède un couloir sur la Méditerranée, c’est une bonne raison de revenir l’emprunter.
texte et photos A.Clémenceau