Le bus traverse la steppe dépouillée sur une route linéaire. La nuit dévore la Kalmoukie. Je ne suis plus le moteur de mon voyage, c’est celui resserré dans un habitacle de tôle qui m’entraîne vers les hautes montagnes du Caucase et à l’orée de la frontière géorgienne par laquelle je quitterai le territoire de la fédération de Russie. Je m’endors, alors que la semelle du pilote se presse sans faiblir sur la pédale et cela en passant Yachkoule et Elista sans aucune considération. Terminé le temps de la lenteur, ma vie reprend soudainement un rythme effréné. Plus de 600 kilomètres en dix heures sont avalés.
Naltchik est la capitale de la république de Kabardino-Balkarie. Dès la sortie du bus, je me fais alpaguer. Les chauffeurs de taxi ont flairé la bonne affaire en identifiant ce barbu aux sacs volumineux. Celui que je choisis pour aller jusqu’à un petit hôtel me dit :
— Tu vas faire du snowboard ? Nos pistes sont à une heure d’ici.
En effet, la ville est le point de départ pour les grandes excursions vers l’Elbrouz, le plus haut sommet du Caucase, culminant à 5 642 mètres. À moins de transformer mon Narak en luge, il ne m’est plus vraiment utile. Je suis arrivé dans un pays de montagnards.

Un Vladimir Poutine tout sourire, lunette de soleil d’aviateur sur le nez et doudoune molletonnée s’impose dans un paysage de trois pics immaculés en s’affichant avec la formule aux couleurs de la Russie : « Nous sommes fiers de notre pays. »
Quelle publicité pour les skieurs. Celle-ci est exhibée sur un billboard exorbitant de la route menant à l’Elbrouz. Elle s’immisce avec hégémonie dans une contrée pourtant peuplée majoritairement de Kabardes et de Balkars, mais déjà totalement ingérée par la Russie depuis le milieu du XIXe siècle lors de sa farouche quête d’expansion vers le Caucase.
Pour se retrouver sur les plus hautes neiges des cimes caucasiennes, le mérite n’est plus le même que celui qui revenait aux pionniers de l’alpinisme qui gravirent la première fois l’Elbrouz pour en atteindre son toit en 1829. Une remontée mécanique permet en quelques minutes de gagner les pentes les plus abruptes. La station enneigée de Gora Bachi, perchée à 3 888 mètres, offre un panorama grandiose sur la barrière du Caucase. À l’horizon, j’aperçois la double pointe de l’Ouchba en terre de Svanétie et à 50 mètres, deux renards alléchés. Dans cet aplat de neige lissée, le pelage roux des canidés vient à les révéler. Ils ne sont pas si sauvages et viennent réclamer pitance dans un ricanement strident. Ce jour, il n’y a pas foule, mais les hauteurs du massif sont devenues une attraction touristique et les renards en tirent aussi des bénéfices.
De retour dans la calme vallée, il n’y a pas de départ en bus immédiat pour Naltchik.
En marchant le long de la route, depuis laquelle j’observe un torrent de montagne dévaler follement le précipice, je tends le pouce. Il y a peu de voitures, mais un automobiliste s’arrête à mon niveau et me prie de monter. Le pilote s’appelle Islam, c’est un jeune balkar, guide de haute montagne et instructeur de snowboard. Avec son bonnet sur la tête, ses yeux verts et sa barbe noire proprement taillée, il a le look du mono bien sous tous rapports. Il parle anglais et me dit :
— Je travaille constamment dans la montagne, c’est ma maison.
Regarde comme c’est beau. Il m’arrive d’accompagner les groupes pour atteindre à pied le sommet de l’Elbrouz, beaucoup d’étrangers viennent pour leur rêve de conquête des sept plus hauts sommets sur sept continents. L’Elbrouz, c’est bien le plus haut pic d’Europe.
Nous roulons jusqu’à son village natal, Tyrnyaouz, construit entre les falaises rocheuses à mi-chemin entre la montagne et Naltchik. Islam ne me propose pas juste de me laisser sur le bord de la route, mais m’invite dans une cafétéria. Pour un Balkar, l’invité est envoyé par Dieu et s’il a faim, il ne doit pas continuer sa route le ventre vite. Par principe, il est de coutume de lui faire honneur en offrant des khychini, qui sont d’épaisses galettes huileuses fourrées au fromage. Nous les arrosons d’ayran. Le plat est volumineux et flatte l’appétit du voyageur. Islam me raconte tout le potentiel qu’offrent les montagnes aux alentours avec des lacs et des carrières souterraines. Tout cela n’est que peu exploité par le tourisme, mais c’est son idée de développer différents types d’excursions. Il me raconte :
— J’aime ma montagne, mais j’en regrette les frontières. Depuis la chute de l’URSS, il y a des zones frontalières entre chaque partie du Caucase. Avant, tu pouvais partir à travers le massif pour plusieurs semaines et rallier la mer Noire à pied. Maintenant, c’est devenu plus compliqué. Notre région à un grand potentiel d’attraction, mais nous sommes toujours trop enclavés. Selon moi, la montagne devrait appartenir à tout le monde.
Après avoir dévoré les khychini, Islam en commande de nouvelles puisqu’une assiette ne doit jamais être vide, laissant interpréter que l’hôte a encore faim. Le Balkar règle la note selon la bienséance. C’est gonflé que je sors de la cafétéria. Le Balkar bienveillant me dit :
— Bonne route, si tu reviens ici, je serai enchanté de te guider sur le toit de l’Europe.
Texte et photos : Adrien Clémenceau