Une nuit en Tchétchénie

La nuit est déjà tombée et Guélani me reconduit jusqu’à la station des bus. Nous trouvons un véhicule pour aller jusqu’à Grozny. Nous nous saluons et il me dit :

— Si tu as un problème, appelle-moi.

En prenant la route de la Tchétchénie, cette déclaration tient de l’euphémisme.

Je m’engage sur la voie du pays de Ramzan Kadyrov, l’ubiquiste président de la plus célèbre et à la fois méconnue république du Caucase du Nord. La route est bonne et le véhicule glisse harmonieusement sur l’asphalte déroulant jusqu’à Grozny. En roulant dans le centre-ville, au travers de la fenêtre, je suis éberlué en entrevoyant les quatre lumineuses et monumentales tours contemporaines de verre changeant fugacement leurs robes luminescentes dans des teintes mauve et rosée, verte, marine et jaune. Les quatre minarets incandescents de la mosquée Akhmad Kadyrov, baptisée « Le cœur de la Tchétchénie », s’élèvent, inébranlables sur cette terre d’islam. Dans cette nuit d’encre, Grozny est en plein phare, la ville plastronne dans une boulimie de lumière. Pourtant, les rues et les boulevards sont désespérément vides.

Je descends à un petit hôtel de la rue Baltyskaïa. De là, je retourne immédiatement dans le centre-ville. Je n’ai qu’une nuit pour voir le nouveau visage de celle qui suite à la deuxième guerre de Tchétchénie en l’an 2000 était considérée par l’ONU comme la ville la plus dévastée au monde depuis la Seconde Guerre mondiale.

Ce soir, tel Narcisse, elle ne brille que pour elle-même, plongeant sa périphérie dans le néant. Le silence est souverain, la mémoire est blême. Sur la place de la mairie, dont la façade exhibe le portrait du chef d’État russe du moment accolé à celui d’Akhmad Kadyrov, père et prédécesseur de l’actuel leader tchétchène, décédé dans un attentat à la bombe dans le stade de Grozny le 9 mai 2004, gravitent des stèles d’ardoise sur lesquelles sont gravés en lettres d’or des milliers de noms de combattants tombés contre ceux identifiés comme terroristes. Ces derniers menaient une terrible lutte pour obtenir l’indépendance de la province et se soustraire à l’État russe. Est-ce que leur modèle aurait été mieux ? Peut-être pas.

Au final, le résultat est connu : deux guerres et un peuple martyrisé. Le vieux combat de l’imam Chamil, qui rêvait au XIXe siècle d’unir les peuples du Caucase dans leur indépendance, n’aura pas lieu. Grozny offre un visage lifté à l’architecture futuriste dans un maintien de l’ordre implacable. J’emprunte une longue et chic avenue, la seule de Russie portant le nom de Vladimir Poutine. C’est un petit Champs-Élysées tchétchène sur lequel s’amoncellent les enseignes de prêt-à-porter de luxe, mais aussi de nombreux cafés et restaurants et plusieurs fast-foods dont celui cofondé par le rappeur russe Timati qui vient faire la nique à l’hégémonique mais indésirable filiale américaine. C’est comme si, dans un ultime martellement, on avait convaincu les Tchétchènes d’arrêter de se battre.

Le slogan pourrait être : mangez des burgers, ne faites plus la guerre.

Pas de bars, ni de boîtes de nuit, ici la vente d’alcool dans les magasins est proscrite, l’islam s’applique dans sa forme rigoriste. Je m’engouffre dans le Grozny City Hotel, auréolé de cinq étoiles. C’est un palais de luxe dans lequel ont séjourné Gérard Depardieu et Jean-Claude Van Damme. C’est une extension de la maison de Ramzan Kadyrov dont l’historique photographique exhibé à l’accueil, l’affichant avec de nombreuses célébrités, vient divulguer son plus sulfureux carnet d’adresse. La cabine beige de l’ascenseur, flanquée de bas-reliefs dorés et équipée d’un écran numérique LCD, me mène au trente-deuxième étage et à sa coupole, un dôme de verre avec vue sur la ville. Les lumières de Grozny jaillissent, mais les contours en sont toujours aussi sombres. En ouvrant le menu, à la carte des boissons, il est bien possible de se servir un cognac ou un bourbon.

Le chauffeur de taxi qui me ramène à mon modeste hôtel n’est pas bavard quant à l’histoire de la ville. Beaucoup ont vécu la guerre, mais plus personne n’en parle. Ce qui compte, c’est de manger, alors il me dit :

— Tu n’as pas été sur la rue Ioujnaïa ? C’est le royaume des chachliks. Je t’y dépose. La rue est fréquentée par de nombreux Tchétchènes qui terminent leur dîner. Il est tard, mais dans cette allée qui ne dénombre pas moins d’une dizaine d’enseignes de spécialistes de la grillade caucasienne, je m’installe dans l’une d’elles. Le chachlik s’apparente tout bonnement à nos barbecues des belles soirées d’été. Qu’importe la saison, dans le Caucase, le chachlik est une institution et il n’y a pas un jour sans que l’on tourne les broches de viandes marinées au-dessus de la braise. Au Chachlik-Machlyk, l’accueil est bon et les pros de la cuisson bien aimables. Ils m’apportent une assiette phénoménale de viande de poulet et de légumes grillés aux petits oignons. L’un d’eux, Ali, à la barbe rousse fourbue, me dit :

— Nous adorons les étrangers, reviens en été pour découvrir nos montagnes, tu ne verras jamais de destination touristique plus belle que la Tchétchénie.

Le lendemain matin, je me refais un look. Depuis la fin de la traversée de la Volga, j’ai une réelle face de moujik. Ma barbe est épaisse comme celle d’un émir et mes cheveux ont eu une poussée anarchique. Les Tchétchènes sont reconnus pour leurs talents de sauvetage capillaire et après un passage chez le barbier, je ressors dans les rues de Grozny comme neuf. La clarté s’est invitée et la cité, plus animée de jour que de nuit, en a tout de même perdu ses couleurs extravagantes. En ce jour d’hiver, elle est grise et pâle. La fresque est néanmoins émaillée de belles jeunes femmes laissant entrevoir leurs longs cheveux soyeux ressortir de foulards roses, noirs ou dorés et dont les manteaux, comme ciselés sur leurs courbes, tombent au-dessus de jupes étoffées dévoilant des jambes effilées sur l’avenue VVP. C’est sur cette longue artère affublée de l’acronyme du président russe que je me restaure avec le plat traditionnel jijig-galnash qui arrive sous sa forme la plus gigantesque, avec une côte de mouton, des coquillettes à foison et un bouillon à l’ail. Ma morphologie svelte aurait pu évoluer vers celle baraquée d’un Tchétchène, mais je ne reste que le temps de visiter l’élégante mosquée inspirée du dessin de Sultanahmet d’Istanbul.

texte et photos Adrien Clémenceau

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2 thoughts on “Une nuit en Tchétchénie

  1. De nuit, le cadre a l’air hyper minéral et très froid…
    S’il n’y subsistait pas de tradition culinaire, il n’y aurait plus aucun caractère. On pourrait être n’importe où ailleurs qu’à Grozny…
    Mais je blablate et je n’y ai jamais mis un orteil. Merci pour l’escapade !

  2. Merci d’être venu de promener de nuit en Tchétchénie. Grozny veut dire “redoutable” en russe. Il semble que cette ville les a souvent terrifié. Heureusement, la nourriture, quant à elle n’est pas horrible !

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